L’« obamania » s’est prêtée à de nombreuses analyses et interprétations. L’on a moins interrogé le scepticisme général qui a initialement accompagné la candidature du sénateur de l’Illinois aux primaires démocrates. « Il n'a aucune chance », a-t-on souvent entendu, même après les premiers succès de l’intéressé face à la sénatrice de l’État de New York. Ces discours sceptiques avaient certes une justification explicite et rationnelle (« Les Clinton tiennent l'appareil démocrate ») mais également une justification implicite (« Il est Noir et n'a donc aucune chance », etc.) dont on voudrait dire l’ambiguïté foncière. Si cette justification était rationnelle dans ce qu’elle tenait compte de la question raciale aux États-Unis, il faut bien voir également que, dans nombre de cas, elle renvoyait Barack Obama à la figure du Noir « romantique », du Noir « irrationnel ». Dans cette dernière perspective, la candidature d’Obama aux primaires démocrates – jugée diablement « irrationnelle » – témoignait nouvellement de ce que « l'émotion est nègre comme la raison hellène » (L.S. Senghor).
Bien qu’ayant forgé, entre autres choses, le rejet dont la pensée de Senghor a pu faire l’objet en Afrique noire anglophone (W. Soyinka, C. Achebe, S. Adotevi, etc.), le stéréotype racialiste de l’ancien Académicien (à dire vrai, ce stéréotype existait avant L.S. Senghor) n’a pas moins la vie dure et sans considérations de frontières raciales puisque, récemment encore, Jo-Wilfried Tsonga a cru pouvoir dire après sa victoire à Bercy : « J’ai un peu de l’excentricité de l’Afrique et le calme occidental. Je pense que j’ai vraiment les deux dans le sang ». Si la mesure de la part de ce stéréotype dans la condescendance amusée avec laquelle la candidature d’Obama aux primaires démocrates a été accueillie est intéressante et utile, c’est parce qu’elle permet de voir plus généralement que la déconstruction des stéréotypes racialistes reste un angle relativement mort du discours antiraciste en France.
Or, ce sont les stéréotypes racialistes que les minorités « détectent » le plus spontanément dans les discours et les images publics. D’autre part, comme ils peuvent affecter « l’estime de soi » des personnes appartenant aux minorités ethniques ou raciales, ces stéréotypes sont un enjeu important des « politiques de reconnaissance » de ces minorités. A quoi il faut ajouter que les stéréotypes constituent d’autant plus un ressort des discriminations qu’ils peuvent induire des actions automatiques – comme la discrimination justement – dues à l’image que les personnes ont inconsciemment d’autrui. Au demeurant, c’est cette dimension performative des stéréotypes qui peut déterminer par exemple, à l’étranger plus qu’en France, des programmes spécifiques de formation des policiers, des juges, des journalistes, etc.
L’on peut prendre la mesure de l’impensé français en matière de stéréotypes ethnicistes ou racialistes à travers l’exemple de la police. Les pouvoirs publics font constamment valoir qu’une plus grande présence de « minorités visibles » dans la police suffit à prévenir la prégnance de stéréotypes ethnicistes ou racialistes dans la culture policière. On l’entend souvent dire : « comment voulez-vous qu’une action de police à laquelle ont pris part des policiers appartenant à une minorité visible puisse avoir une dimension raciste ? ». Si les acteurs politiques français semblent ne pas comprendre pourquoi cet argument ne « fonctionne » pas, c’est parce qu’ils ne perçoivent pas que cet argument repose lui-même sur un stéréotype – celui selon lequel l’on ne peut pas avoir de représentations racialistes (voire racistes) lorsque l’on appartient à une minorité. Or, l’appartenance à une minorité dispense d’autant moins de ces représentations que : d’une part, il existe des formes de « racisme structurel » des institutions qu’une personne appartenant à une minorité peut s’approprier (c’est ce dont rendait compte P. Haggis lorsque, dans Collision, il figurait un officier Noir du Los Angeles Police Department prêt à considérer que les bavures racistes de ses subordonnés blancs - en l’occurrence un viol raciste - sont en quelque sorte des « dommages collatéraux » de l’objectif principal de sa brigade : la lutte contre les brigands et les trafiquants de drogue) ; d’autre part, les représentations racialistes peuvent être particularisées, en ce sens qu’un individu peut en avoir de très fortes par rapport à tel groupe ethnique ou racial et moins par rapport à tel autre.
Dans les moments qui ont immédiatement suivi la victoire d’Obama, il a été dit que 24 heures chrono et les épisodes ultimes d’À la Maison Blanche avaient concouru à rendre crédible dans les représentations collectives américaines l’hypothèse d’un président non-WASP par la simple figuration de cette hypothèse. On n’a pas moins souligné que le modèle présidentiel incarné par les présidents Palmer et Santos dans ces séries audiovisuelles est aux antipodes du stéréotype senghorien. Cette dernière considération doit précisément être rapportée à la récurrence, pendant la campagne électorale américaine, de controverses sur le fait de savoir si tel discours de tel candidat avait ou non éprouvé un stéréotype racialiste ou sexiste.
C’est dire qu’instruite notamment par la psychologie sociale, la vigilance antiraciste se donne « modestement » aux Etats-Unis des objets (les stéréotypes) plus négociables que des sujets (les « racistes ») dont les opinions sont particulièrement inhibées. C’est à la fois plus fructueux (manifestement) mais plus difficile puisque personne n’est naturellement immunisé contre les stéréotypes (pas même les minorités) et que rares sont ceux d’entre nous qui ont conscience des leurs.
Pascal Mbongo
Professeur à l’Université de Poitiers
Visiting Research scholar aux Etats-Unis
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