A corps fermés…
« L'espace assigné par la loi au cadavre est celui du cimetière » (en référence aux art. L. 2223-1 s. CGCT). Par une ordonnance de référé, un juge du tribunal de grande instance de Paris a interdit, mardi 21 avril, l’exposition « Our body, à corps ouvert », retenant que : la commercialisation des corps par leur exposition porte une atteinte manifeste au respect qui leur est dû ; la présentation des cadavres et des organes met en oeuvre des découpages qui ne sont pas scientifiquement légitimes, des colorations arbitraires, des mises en scènes déréalisantes [doit-on comprendre : réifiantes (réification) et irréalistes ?] qui, manifestement, manquent à la décence.
On connaît la polémique ayant opposé le museum de Rouen au ministère de la culture pour avoir voulu restituer une tête maori tatouée et momifiée détenue depuis 1875, pour retenir in fine que (l’inviolabilité du corps humain, issue de la loi bioéthique de 1994, ne fait pas obstacle au régime de la domanialité publique pour un reste humain : CAA Douai, 24 juill. 2008).
Ici, l’initiative de la recherche de dignité provient de la France, sans demande de restitution des corps de la part du « pays d’origine ». En effet, le juge des référés a demandé que les cadavres entiers ou disséqués soient placés sous séquestre « aux fins de rechercher avec les autorités publiques françaises compétentes une solution conforme aux droits de l'inhumation ». L'article 16-2 du code civil permet au juge de « prescrire toutes mesures propres à empêcher ou faire cesser une atteinte illicite au corps humain ou des agissements illicites portant sur des éléments ou des produits de celui-ci, y compris après la mort » (la judicieuse précision « y compris après la mort » ne datant que du 19 décembre 2008).
Saluons la décision courageuse de ce juge seul face à 30 millions de « sympathisants » annoncés (les mauvais esprits douteront que la motivation de ces millions de visiteurs soit l’approche pédagogico-artistique de l’événement...).
Mais attention, ces 30 millions sont issus de pays aux cultures diverses et tous les pays n’ont pas accueilli l’exposition. Si l’on pense aux États-Unis, la congélation des corps est autorisée dans certains états alors que la France, elle, refuse la cryogénisation. Il n’existe, sur le territoire français, que deux devenirs possibles pour le corps d’une personne décédée : l’inhumation ou la crémation (depuis la loi du 15 novembre 1887). La « plastination » n’apparaît ni dans le dictionnaire, ni dans aucun code. La plastination consiste en une imprégnation polymérique (par injection de silicone dans les liquides organiques) pour préserver les tissus biologiques.
Au sujet de cette exhibition, en France, des avertissements avaient déjà été donnés. Dès 2008, le comité consultatif national d’éthique [CCNE] y a vu une « atteinte à la dignité humaine »). Aussi, le musée de l’homme et la cité des sciences avaient-ils dès lors refusé d’accueillir l’exposition. Les arguments invoqués étaient notamment : une « prime au voyeurisme sous couvert de science » ; « un regard techniciste » sur des corps « volontairement désingularisés » et le risque de « heurter les convictions profondes ».
Ainsi la réglementation française en matière de dépouille mortelle est-elle en accord - ouvert - avec l’éthique et le respect des croyances.
En
réalité, la question de fond est : peut-on « exploiter » des
cadavres humains ?
Le CCNE a regretté l’ambiguïté de l’objet de l’exposition : artistique, scientifique, pédagogique, spectaculaire ? L’argument artistique a été peu mis en avant. Ce Body Art d’un nouveau genre ne pouvait pas résister à la critique du respect, de la dignité et de la décence. C’est donc sur le terrain de la pédagogie que l’organisateur d’événements a surtout cherché à placer sa défense. L’argument est assez surprenant.
Certes, quiconque s’est rendu au fond des salles des facultés de médecine sait que le respect accordé aux cadavres « pédagogiques » est très relatif. Mais, à la faculté de médecine, les caractères scientifique et d’apprentissage ne sont pas contestables. De plus, il s’agit, le plus souvent, de dons du corps à la science, assortis d’une « traçabilité » de cette dernière volonté (question sur laquelle les opposants à l’exposition manifestent certains doutes).
La pédagogie avancée par les organisateurs s’accorde difficilement avec le caractère clairement commercial de cette mise en scène originale, pour laquelle serait plus à discuter le caractère artistique (quid des droits voisins des défunts ?).
Quant à un caractère scientifique de l’exposition, en quoi un écorché contemplant un échiquier fait-il progresser la recherche médicale ?
Cette exposition de cadavres nous invite à parcourir, en droit, tout « l’état des personnes » : ordre public (art. 6 c. civ.), dignité (art. 16 c. civ.), respect, inviolabilité du corps humain, non-patrimonialité des éléments ou produits (art. 16-1 c. civ.), indisponibilité, intégrité, non-commercialité (art. 1128) c. civ., image du corps, prélèvement sur une personne décédée (art. L. 1232-1 s. CSP)…, étant entendu que ce qui vaut pour le corps humain peut, parfois, être discuté pour le cadavre.
Mais, le législateur est récemment intervenu pour modifier les dispositions en matière funéraire, dans le souci d’un renforcement du respect dû au corps (loi du 19 déc. 2008). Si le statut des cendres figurait au cœur de cette loi, l’article 16-1-1 nouveau du code civil expose clairement que :
« Le respect dû au corps humain ne cesse pas avec la mort. Les restes des personnes décédées, y compris les cendres de celles dont le corps a donné lieu à crémation, doivent être traités avec respect, dignité et décence ».
Ce nouveau texte a offert un argument décisif aux opposants à l’exposition.
Le
cadavre était le corps d’un être humain qui, sans être nécessairement sacré,
bénéficie d’une protection particulière et renforcée.
Certes, les demandeurs étaient-ils des associations un peu particulières : Ensemble contre la peine de mort et Solidarité Chine, teintés, peut-être d’une légère coloration politique... Le défendeur, Encore Events, n’était, quant à lui, pas moins surprenant : un organisateur « d’événements extraordinaires » (mariages, concerts, etc.).
Cet « événement » est plutôt un phénomène de mode (18 à 20 expositions de ce type « tournent » aux Etats-Unis et en Europe, expliquent les organisateurs). Il est parfaitement compréhensible que la position du droit français ne fasse pas l’unanimité mais au moins le droit français, par cette décision, est-il logique avec lui-même.
D’aucuns reprocheront probablement le passage du « tout permis » au « tout interdit », une nouvelle censure… Disséquons l’argument.
Pédagogiquement, les « écorchés » ne datent pas d’hier (des ateliers de Houdon aux facultés de médecine). Ils sont d’un réalisme certain et les progrès techniques et plastiques devraient amplement suffire. Nul n’était besoin de réels cadavres. De vrais-faux-écorchés-siliconés mis en scène dans diverses postures seraient parvenus au même « rendu ». Mais peut-être serait-ce moins… vendeur ?
Laissons ces corps-là reposer en paix.
Aline Cheynet de Beaupré
Maître de conférences à l’Université d’Orléans
NDLR : La cour d'appel de Paris a confirmé, le 30 avril 2009, l'interdiction de l'exposition de corps humains "Our body/A corps ouvert", prononcée le 21 avril dernier par le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris.
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