8 ans d'emprisonnement. L'aboutissement – ou presque, puisque la décision de justice n'est pas définitive et qu'appel a été interjeté, notamment par le parquet – d'une procédure judiciaire entamée en 2001 avec le dépôt de plainte de la victime au parquet de Paris. Le rappel, aussi, qu'une impunité – d'évidence, a priori – peut être vaincue, et que l'auteur d'un crime international peut être condamné, quel que soit le lieu de commission des faits, et quelle que soit sa nationalité ou celle de sa ou de ses victime(s). Car la particularité des poursuites initiées dans cette affaire résidait dans l'application, par les magistrats français, du principe de compétence universelle (ou principe d'universalité de juridiction). Compétence, à proprement parler, originale, dès lors qu'elle se fonde sur des conventions internationales et qu'elle entraine l'application de la loi pénale française à des faits commis à l'étranger, par un étranger, sur un étranger, à la seule condition que son auteur se trouve en France (art. 689-1 c. pr. pén.).
En l'espèce, c'est l'article 689-2 du code de procédure pénale (issu de la loi du 16 déc. 1992) qui permettait, sur ce modèle, de poursuivre en France des faits commis à l'étranger, par un étranger, sur une étrangère, mais constituant des actes de torture au sens de la Convention contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée à New York le 10 décembre 1984. M. Khaled Ben Saïd était en effet accusé d'avoir, en 1996, dans un commissariat tunisien, insulté, giflé, puis dévêtu, attaché, suspendu à une barre de fer et frappé sur la plante des pieds une ressortissante tunisienne dont l'époux était soupçonné d'appartenir à un groupe islamiste. Victime et bourreau s'étant retrouvés quelques années plus tard sur le sol français – le second ayant été nommé vice-consul à Strasbourg –, une plainte fut déposée en France, en 2001. Une enquête préliminaire puis une instruction furent ouvertes, et le renvoi de l'accusé devant la cour d'assises finalement prononcé en février 2007.
Ben Saïd – en fuite depuis 2002 et faisant l'objet d'un mandat d'arrêt international – était, le 15 décembre dernier, jugé par contumace. Son absence à l'audience a privé la victime d'une confrontation psychologique décisive ; elle a aussi assurément ôté au procès une grande partie de sa symbolique. Le parquet, qui avait requis le non-lieu pendant l'instruction a, devant la cour d'assises, demandé l'acquittement en raison d'un manque de preuves et émis des doutes quant à la qualification des faits de tortures. L'avocat de la défense a, de son côté, crié à l'instrumentalisation et dénoncé un « procès d'intention » fait au régime de Tunis… Alors, triomphe de la justice ou simulacre de procès?
Si la compétence universelle est appliquée par les juridictions pénales internationales (elle fonde la compétence ratione loci de la Cour pénale internationale), elle n'en est qu'à ses balbutiements devant les juridictions « internes ». Et l'on comprend aisément pourquoi. Traditionnellement, la compétence des juridictions d'un État est en effet limitée aux principes de territorialité et de personnalité : elle ne s'applique qu'aux faits commis sur son territoire ou qu'à ses ressortissants, qu'ils soient auteurs ou victimes d'infractions. Les quatre conventions de Genève de 1949, qui fondent le droit international humanitaire, ont néanmoins prévu, pour les crimes les plus graves, une compétence étendue des États. Elles disposent ainsi que « chaque Partie contractante aura l'obligation de rechercher les personnes prévenues d'avoir commis, ou d'avoir ordonné de commettre, l'une ou l'autre de ces infractions graves, et elle devra les déférer à ses propres tribunaux, quelle que soit leur nationalité » ; elles aménagent aussi la possibilité pour cette partie de remettre les personnes pour jugement à une autre Partie contractante, en vertu du principe « aut dedere aut punire » (art. 49, 50, 129 et 146 des 1re, 2e, 3e et 4e Convention). La Convention contre la torture de 1984 prévoit, sur ce modèle, que « l'État partie sur le territoire sous la juridiction duquel l'auteur présumé d'une infraction visée à l'article 4 est découvert, s'il n'extrade pas ce dernier, soumet l'affaire […] à ses autorités compétentes pour l'exercice de l'action pénale » (art. 7.1). Le droit pénal international coutumier tendrait également à consacrer la compétence universelle en matière de crimes contre l'humanité et de génocides.
La réception de ce mécanisme par les États est très variable. Elle dépend de l'incorporation, dans les ordres juridiques internes, des conventions internationales « de support ». Son exercice, quant à lui, est resté, jusqu'à présent et très logiquement, lié à des contextes particuliers. L'arrestation à Londres, le 16 octobre 1998, de l'ancien dictateur chilien Augusto Pinochet, rendue possible par l'intégration de la Convention de New York dans le Criminal Justice Act de 1998, et la demande d'extradition formulée, à cette occasion, par des juges espagnols, auront, sans aucun doute, donné un nouvel élan à la compétence universelle. La Belgique s'est, en la matière, montrée très volontaire (elle a reçu des plaintes dirigées, inter allia, contre Augusto Pinochet, Hissène Habré, George Bush, Donald Rumsfeld ou Ariel Sharon, et jugé des génocidaires rwandais), grâce à une loi initialement très favorable (mais resserrée depuis). La France, pour sa part, n'est pas – complètement – restée inactive : la cour d'assises du Gard a condamné, en 2005, l’ancien capitaine mauritanien Ely Ould Dah, à 10 ans d'emprisonnement, pour des tortures infligées à certains de ses concitoyens entre 1990 et 1991. Seul précédent, donc, mais précédent tout de même, à l'affaire Ben Saïd.
La compétence universelle, exercée par les juridictions nationales, continue de rencontrer des obstacles juridiques (par la persistance, par exemple, de la reconnaissance d'une immunité aux titulaires d'une « qualité officielle ») et diplomatiques. Il faudrait certainement, et rien qu'à ce titre, saluer l'arrêt rendu le 15 décembre dernier et taire les critiques – récurrentes – tenant à la « délocalisation » de l’affaire, à la tenue d’un procès sans son acteur essentiel et peut-être même, en l'espèce, – mais il incombera à la cour d’assises d’appel d’en décider –, sans une réalité factuelle propre à légitimer la qualification pénale retenue…
Quoi qu'il en soit, et grâce à la compétence universelle, la justice est passée, pour des faits éminemment répréhensibles, prouvant que les voies diplomatiques ne sont pas – toujours – totalement impénétrables…
Sabrina Lavric
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