A intervalles réguliers, on reparle du viager. Un récent rapport du Conseil économique et social a cependant remis l’ouvrage sur le métier. Y voir là la marque d’une prise en compte par le droit de la crise ambiante, notamment immobilière, serait sans doute un peu hâtif. En réalité, l’intérêt que suscite cette institution restée quasi inchangée depuis 1804 et ce regain d’attention (B. Hopquin, Le viager, béquille de la retraite, Le Monde, 9 sept. 2008, p. 18) résultent de la conjonction de plusieurs facteurs. Assez étrangement, par un phénomène toutefois courant en droit, une technique juridique très ancienne serait à même de résoudre les difficultés nées des transformations sociales contemporaines.
Une donnée démographique, tout d’abord. Incontestablement, on le sait, on vit plus longtemps. Les progrès de la science sont à cet égard édifiants. Une donnée sociologique, ensuite. Sans doute vit-on mieux chez soi. C’est en tout cas ce qui ressort du rapport précité, solidement étayé. Dès lors, la question du financement ne peut manquer d’être soulevée. Et, à celle-ci, d’aucuns considèrent que le viager pourrait, en partie, y répondre, résolvant ainsi l’équation fondamentale du problème : si dans cette tranche d’âge de la population, le pourcentage de propriétaires fonciers est assez élevé, les revenus ne suivent pas nécessairement. En quelques mots, voilà une antienne désormais connue : « house rich, cash poor ». Et point d’autre solution que de « financiariser » le patrimoine immobilier, préconise le rapport. A cet égard, en permettant d’extraire de l’immeuble une rente, la vente en viager devient un instrument dévoué à la mobilisation du bien. C’est d’ailleurs ce qui a présidé à l’introduction, en droit français, du prêt viager hypothécaire, auquel se consacre également l’étude du Conseil, et dans une plus large mesure, de l’hypothèque rechargeable.
A cette problématique essentielle du vieillissement de la population, le viager pourrait donc apporter sa contribution, si confidentielle soit-elle. Aussi le rapport propose-t-il de tenter d’en favoriser le développement. « Outil parmi d’autres », il pourrait « revêtir une réelle utilité pour contribuer au financement des besoins du troisième et quatrième âge » (Rapport p. 56). Mais, si l’objectif est louable, y parvenir ne sera certainement pas si simple. Ce serait, en effet, un euphémisme que de dire que le viager est un contrat controversé. Les travaux préparatoires du code civil font d’ailleurs remarquablement ressortir cette opposition fondamentale qui caractérise l’institution (F. Drosso, Le viager ou les ambiguïtés du droit de propriété dans les travaux préparatoires du code civil, Droit et sociétés 49/2001. 895). Ce contrat ne doit sa survie en droit français qu’en raison des avantages qu’il revêt. Portalis ne remarquait-il pas, lors de la séance du 8 mars 1804, que « c’est une longue expérience qui a fait consacrer la rente viagère comme une institution qui peut secourir l’humanité souffrante, et réparer à l’égard d’une foule d’individus les torts et les injustices de la fortune ». Le Conseil ne s’y est d’ailleurs pas trompé : développer le viager nécessite de populariser son image. Il souffre tout de même d’une difficulté de taille liée à son essence : « il place en définitive deux personnes physiques en face à face, l’une d’entre elles ayant un intérêt objectif à la disparition de l’autre » (Rapport p. 18).
Et le moins que l’on puisse constater, à son propos, c’est bien que si son image est populaire, c’est d’un point de vue négatif. Le révélateur le plus éclatant en est certainement le film de Pierre Tchernia, sur un scénario de Goscinny, sorti en 1972. Entre le crédirentier Michel Serrault et le débirentier, Michel Galabru, la comédie est burlesque. Mais au-delà de cet exemple bien connu, la littérature classique donne aussi de la voix. Et nombreuses sont les occurrences, assez ponctuelles toutefois, qui traitent du viager. Deux auteurs français tout d’abord s’intéressent assez incidemment au viager. Zola témoigne de la mauvaise perception qui affectait l’institution à l’époque. Dans Pot-Bouille, la tante de la jeune Fanny, protégée du jovial Bachelard, se félicite d’avoir loué en viager une maison dont elle avait héritée, « à des gens qui croyaient m’enterrer le lendemain et qui sont joliment punis de leur mauvaises pensée ». Et, dans La Terre, le vieux Fouan, excédé de l’âpreté de ses enfants lors du partage, menace de recourir au viager : « autrement, je vends ma terre, je la mets en viager. Oui, pour manger tout, que vous n’ayez pas un radis après moi ». Contrat amoral, envisagé comme une sanction, susceptible de consommer l’entier héritage, le viager n’a donc pas bonne presse chez Zola. Et, il semble bien que ce ne soit guère mieux chez Balzac, quand bien même l’œuvre se prête difficilement à l’exhaustivité. Ainsi, dans une de ses nouvelles, Madame Firmiani, l’idée de viager-sanction est encore présente : « Mais si tu me fais un mensonge plus gros que ceux que j’ai faits à ton âge, je vends mon bien, je le mets en viager et reprend mes mauvaises habitudes de jeunesse » dit Monsieur de Bourbonne à son neveu.
Il reste que chez les classiques c’est Maupassant qui a le plus usé de l’aspect rocambolesque de l’institution. Une nouvelle, parue en 1884, Le petit fût, met aux prises un aubergiste « malicieux » Maître Chicot, et sa voisine la mère Magloire dont il convoitait le bien attenant. Après moult ruses et atermoiements, il obtint enfin de cette dernière qu’elle lui céda sa terre en viager. Cependant, et c’est sans doute ce qui fait tout l’attrait des intrigues liées au viager, la mère Magloire dura, entraînant de ce fait, la haine féroce de son acheteur. Celui-ci en vint aux idées de meurtre, mais c’est à la faveur de l’alcool que son sort devint plus favorable. Il lui apporta une eau-de-vie à laquelle elle goûta particulièrement, jusqu’à s’en abreuver régulièrement. Devenue alcoolique, bien sûr, elle en décéda !
La littérature classique ne présente donc pas vraiment le viager sous un jour très glorieux. Et d’ailleurs, on le comprend, quand l’on sait que parfois, le rocambolesque a confiné à la réalité. Plusieurs arrêts du siècle dernier mettent en scène des situations ou le débirentier a poussé le vice jusqu’au meurtre du crédirentier. Naturellement, il y a là une cause de résolution du contrat (V. Montpellier, 2 juin 1888).
C’est donc tous ces obstacles que le viager devra franchir. Populariser son image est effectivement indispensable, car la tradition de défiance est ancestrale, sans doute d’ailleurs perpétrée par la littérature plus moderne (V. not. Le Viager de Luigi Pirandello, qui place le débat, cette fois-ci, au cœur de la Sicile). S’il peut sans doute devenir l’un des instruments d’une meilleure mobilisation du patrimoine des retraités, notamment les plus modestes, ce n’est qu’au prix d’une modification radicale de la perception française, tant les mentalités semblent ancrées. C’est donc sûr, il faudra le moderniser.
Thibault de Ravel d’Esclapon
Maupassant, Les sœurs Rondoli et autres nouvelles (dont Le petit fût), éd. Gallimard, coll. « Folio Classique ».
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