Alors que l’ouverture officielle des Jeux Olympiques de Pékin est imminente, le blog Dalloz est allé à la rencontre de Mireille Delmas-Marty, Professeur titulaire de la Chaire d’études juridiques et internationalisation du droit du Collège de France, qui a notamment dirigé avec Pierre-Etienne Will un ouvrage collectif sur La Chine et la démocratie, Tradition, droit, institutions (Fayard, 2007, 902 p.).
Blog Dalloz : Où en est aujourd’hui l’état de droit en Chine ?
Mireille Delmas-Marty : Les derniers évènements ne rendent pas très optimistes sur
l’avènement d’un véritable État de droit dans ce pays. En même temps, il faut replacer la question dans
l’histoire car le droit, à l’époque de la révolution culturelle maoïste, avait
complètement disparu. À partir de 1978, Deng Xiaoping engage un retour au droit
au nom de la « légalité socialiste », notion précisée en 1996 par
Jiang Zemin qui lance l’« État de droit socialiste », inscrit en 1999
dans la Constitution chinoise de 1982. Suivent en 2005, un Livre blanc sur la
démocratie et, en 2008, un Livre blanc sur l’État de droit. Cependant leur
lecture est décevante. Certes, le Livre blanc de 2005 affirme la transparence des décisions de justice et
l’indépendance des professions judiciaires. Mais sa conclusion montre les
limites d’une conception qui refuse de dissocier l’État de droit et « le
droit du peuple à être maître du pays ». Le gouvernement par la loi vient
derrière le maintien de l’unité organique, la direction du Parti communiste
chinois, d’où une confusion des pouvoirs et l’omniprésence du PCC. Il n’en
existe pas moins, depuis 1978, des éléments pour construire un État de droit.
Blog Dalloz : Quels sont les textes qui fondent l'Etat de droit en Chine ?
Mireille Delmas-Marty : Plutôt que de fondations, je parlerais de « processus
évolutifs ». Ce que l’on observe déjà, c’est que les conditions
d’élaboration de la loi, et la qualité de celle-ci, se sont améliorées. Si l’on
prend l’exemple du Code pénal de 1997, la suppression du raisonnement par analogie
renforce le principe de légalité des délits et des peines, de même la
suppression du crime contre-révolutionnaire, même si l’atteinte à la sûreté de
l’État reste une notion imprécise. Les internements administratifs subsistent
mais, avec le développement des contrôles de l’administration, des recours
deviendraient possibles. Ce sera d’ailleurs le thème de la première rencontre
du réseau franco-chinois ID (Internationalisation
du droit, mais aussi Imagination et
droit) que j’organise en octobre prochain à Pékin. Les professions
judiciaires ont maintenant un statut, et un concours commun aux avocats, juges
et procureurs a été créé. Or cette communauté de juristes en formation peut,
notamment grâce à Internet, malgré la censure, avoir accès aux droits
étrangers. Cet effet de système est accru par la volonté des autorités
chinoises de revenir sur la scène internationale, mais selon la méthode
chinoise, avec des avancées et des reculs. C’est le cas, par exemple,
concernant les pactes onusiens de 1966, la Chine ayant seulement signé le Pacte
international des droits civils et politiques (PIDCP), alors qu’elle a ratifié
le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).
Blog Dalloz : Justement, comment opposer au gouvernement chinois ce pacte qui protège la diversité culturelle ?
Mireille Delmas-Marty : Le PIDCP organise un mécanisme de recours auprès du Comité
des droits de l’homme de l’ONU, mais pas le PIDESC. Toutefois les juristes
chinois connaissent les pactes et les citent, notamment dans le cadre des
réformes législatives. On peut même imaginer la mise en place de recours
internes, comme on peut l’observer dans le cas voisin du recours pour violation
de la Constitution. En l’absence de cour constitutionnelle, les avocats chinois
ont appris à l’invoquer et les juges apprennent à l’appliquer. L’exemple le plus frappant en a été donné avec une « Interprétation » prononcée
par la 1re chambre civile de la Cour suprême (le 13 août
2001) : sur la base du droit à l’éducation inscrit dans la constitution,
la chambre reconnaît un droit à réparation sans le support d’une loi. Certes il
s’agissait d’un simple conflit entre particuliers. On n’en est pas encore à
opposer à l’État l’article 35 de la Constitution sur la liberté d’expression,
de réunion et de manifestation. Mais on découvre néanmoins ainsi l’usage des
nouveaux instruments. Pourquoi pas dans l’avenir un recours devant un
juge chinois pour faire respecter les dispositions du PIDESC ? D’autant
que, depuis 2004, le principe de respect des droits de l’homme a été inscrit dans
la Constitution. S’ajoute la volonté chinoise d’être présente sur la scène
internationale. Le protocole d’accès de la Chine à l’Organisation mondiale du
commerce, en 2001, impose non seulement l’élaboration d’un droit économique et
financier, mais également des réformes qui concernent plus largement la
construction d’un État de droit (transparence des textes législatifs, contrôle
des sanctions administratives). Même un pays immense comme la Chine ne peut
échapper aux interdépendances qui se sont développées à l’échelle mondiale.
Blog Dalloz : Les réactions hostiles de part et d'autre, au fur et à mesure de l'organisation des JO sont-elles néanmoins révélatrices d'un rapprochement inévitable entre deux conceptions des droits et des devoirs humains ?
Mireille Delmas-Marty : Pour l’instant, les dirigeants chinois tentent plutôt
d’éviter ce rapprochement ! Mais il faut rappeler qu’il y a eu dans le passé un
courant universaliste chinois avec Kang Youwei (théorie des Trois Âges et de la
Grande Unité) et son élève, Liang Qichao. En 1910, un mémoire avait proposé à
l’empereur une « fusion » du droit chinois et du droit occidental.
Certes, derrière cet universalisme, il y avait aussi du pragmatisme. En effet,
la Chine avait consenti des traités commerciaux qui accordaient un privilège de
juridiction aux occidentaux et la fusion aurait permis la suppression du
privilège. Ce mélange d’universalisme utopique et de nationalisme pragmatique,
qui échouera finalement, fait d’ailleurs penser au courant de l’École
historique allemande du XIXe siècle qui défendait le retour au droit romano-germanique contre l’impérialisme
du Code civil français. Disparu avec le maoïsme, ce courant pourrait renaître
dans un tout autre contexte, celui de l’actuelle mondialisation.
Blog Dalloz : Comment combiner aujourd'hui l'universalisme des droits de l'homme et la diversité culturelle ?
Mireille Delmas-Marty : En refusant d'assimiler universalisme et uniformité et en imaginant un universalisme pluriel qui ménage des "marges nationales d'appréciation", pour reprendre la formule de la Cour européenne des droits de l'homme. La convention UNESCO de 2005 sur la diversité culturelle y incite en affirmant que cette diversité doit être protégée et promue sans pour autant remettre en cause les droits de l'homme, mais elle ne dit pas comment y parvenir. Sans doute faut-il à la fois un contrôle international, par un juge formé à des méthodes comme les marges nationales d'appréciation, et un droit conventionnel évolutif, par la voie des protocoles additionnels. Un exemple : la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 est très prudente sur la question de l'égalité des droits des hommes et des femmes en raison du nombre de pays africains qui reconnaissent ou appliquent le droit musulman, mais un protocole additionnel récent interdit les pratiques traditionnelles néfastes (mutations sexuelles, scarification, etc). Il y a donc un réel effort, au sein même de la communauté africaine, notamment sous l'influence des associations de femmes africaines, pour concilier diversité culturelle et universalisme des droits de l'homme.
Blog Dalloz : Revenons à l'actualité des JO, quelle valeur universelle pourrait émerger des valeurs sportives ?
Mireille Delmas-Marty : Il y a dans le sport, me semble-t-il - ma vision n'étant pas celle d'un spécialiste du droit du sport - à la fois l'esprit de compétition et l'esprit de solidarité. Or la mondialisation devrait, elle aussi, associer ces deux valeurs. La question est de savoir si la synergie est possible. Le sport, comme pratique universelle, semble le démontrer, malgré certains dysfonctionnements (dopage, corruption, etc). Ce qu'il pourrait apporter, plus que de nouvelles valeurs, c'est donc un éclairage sur la façon de créer une synergie entre l'esprit de compétition et l'esprit de solidarité, ou, transposé dans le champ de la mondialisation, entre la globalisation des marchés et l'universalisme des droits de l'homme.
Blog Dalloz : Quel bien public mondial peut sortir renforcé des JO de Pékin ?
Mireille Delmas-Marty
: Les autorités chinoises semblent très préoccupées par la
lutte contre la pollution. On peut espérer que cette volonté affichée de protection
de l’environnement – qui fait partie des « biens publics mondiaux »
au sens donné à ce terme par la Banque mondiale et le Programme des Nations
unies pour le développement – aura des conséquences durables, y compris dans le
champ juridique. L’environnement est d’ailleurs très lié à la santé, autre bien
public mondial, qui est au cœur du sport. Voilà deux exemples.
Blog Dalloz : Y a-t-il des projets de Convention asisatique sur les biens communs de l'humanité ?
Mireille Delmas-Marty : Il paraît difficile, pour des raisons historiques, qu'une convention asiatique porte directement sur les droits de l'homme, selon le modèle des autres conventions régionales. En revanche, on peut imaginer une convention asiatique dans d'autres domaines qui intéressent aussi l'humanité, comme par exemple la bioéthique. D'un point de vue anthropologique, si l'on pense à la culture asiatique, son rapport à la vie et à la mort, sa vision du corps, il y a peut-être là des spécificités à préserver. La bioéthique associe d'ailleurs de façon exemplaire des préoccupations économiques et éthiques, marché et droits de l'homme. Mais d'autres secteurs comme l'environnement ou la santé pourraient aussi faire l'objet de conventions à l'échelle asiatique.
Blog Dalloz : Y a-t-il une notion de « droits de l'homme collectifs » ?
Mireille Delmas-Marty : Dans la Déclaration universelle,
c’est l’homme qui est visé : « tout individu », « toute
personne», « chacun ». En revanche, l’article 1er de
chacun des deux pactes dispose que « tous les peuples » ont le
droit de disposer d’eux-mêmes et d’assurer leur développement, notion que l’on
retrouve dans l’intitulé de la Charte africaine des droits de l’homme « et
des peuples ». C’est seulement dans la deuxième partie des pactes que les
États s’engagent à garantir à tous les individus, sur leur territoire, une
série de droits. Le terme de « droits collectifs » n’est pas
forcément synonyme de droits économiques, sociaux et culturels plus que de
droits civils et politiques. Les seconds consacrent, par exemple, la liberté
d’association. Cela dit, concernant les premiers, l’expression même de
« culture » implique une collectivité.
Appliqué aux droits de l’homme,
l’adjectif « collectifs » n’a donc pas une signification homogène. En
revanche, il est parfois utilisé comme alternative à l’expression de biens
« publics » mondiaux, car ces biens mondiaux peuvent être protégés
non seulement par l’État mais encore par des opérateurs privés.
Le terme « collectif »
pourrait d’ailleurs faire la jonction, dans la perspective d’un futur droit
mondial, entre ces deux processus transformateurs que sont les droits de
l’homme et les biens publics mondiaux.
Si j'emploie à nouveau cette expression de « processus transformateurs », c'est que je pars du constat que la communauté mondiale se construit sans fondations fixes, et en ce sens, sans fondement : plus que des concepts fondateurs, la Déclaration universelle crée des processus transformateurs, dont témoigne l'évolution progressive des droits de l'homme, même si les avancées s'accompagnent parfois de régressions.
Blog Dalloz : Quels peuvent être les aspects de l'Etat de droit en Chine dont l'occident pourrait s'enrichir ?
Mireille Delmas-Marty : Rappelons d’abord que la
tradition de codification est beaucoup plus ancienne en Chine qu’en occident.
On y trouve une vision du droit, systématisée par le Code de 1740, à la fois
complexe et dynamique. Complexe car à l’intérieur des codes, on distinguait les
principes et les règles, les « lü »
et les « li », et dynamique
car les chinois avaient institué une double procédure, la petite et la grande
révision : tous les cinq ans, les règles techniques, les « li », étaient revues ; et tous
les dix ans, la cohérence d’ensemble, à partir des « lü », était réévaluée. Une telle systématisation semblerait
très adaptée à la période contemporaine.
Je prendrai un deuxième exemple
plus récent : Sun Yat-Sen avait élaboré, au début du XXe siècle, une
« théorie des cinq pouvoirs » qui sera reprise dans un projet de
constitution en 1936 (appliqué plus tardivement et avec des aménagements à ce
qui deviendra Taïwan). Cette théorie intégrait les trois pouvoirs occidentaux (exécutif,
législatif, judiciaire) ainsi que deux autres pouvoirs (ou « yuan »),
d’inspiration chinoise. Le quatrième pouvoir était le pouvoir de
« contrôle », ou censorat, qui consistait à contrôler les
fonctionnaires et à opposer à l’empereur (désormais à la République) des
principes supérieurs. Enfin, le cinquième pouvoir, celui dit
« des examens », correspondait à la tradition chinoise très
ancienne de recrutement de hauts fonctionnaires par le jeu de concours
permettant de promouvoir une élite. Selon ce projet de 1936, à une époque où le
contrôle de constitutionnalité des lois existait aux États-Unis mais quasiment
pas en Europe, il serait devenu possible en Chine sous une forme inédite car
l’initiative du contrôle serait revenue au « yuan » de contrôle et sa
mise en œuvre au « yuan » judiciaire. On pourrait voir dans ce
partage des pouvoirs une réponse à la crainte d’un gouvernement des juges.
Enfin, il faut reconnaître que si les droits civils et politiques sont d'inspiration occidentale, les droits économiques, sociaux et politiques sont plutôt venus de l'Est et du Sud. Cela dit, seule l'indivisibilité de l'ensemble des droits de l'homme permettra leur universalisme.
Blog Dalloz : Que vous inspire le tableau de Vieira da Silva La voie de la sagesse, qui sera reproduit sur le dernier volume de votre série Les Forces imaginantes du droit (Seuil) ?
Mireille Delmas-Marty : Pour moi, elle est le peintre de L'issue lumineuse : si enchevêtré, si complexe, si sombre que soit le tableau, il y a toujours une issue. Dans le tableau La voie de la sagesse, l'issue est toute petite et lointaine. Il faut s'attacher à la chercher, à ouvrir un chemin. C'est une leçon d'obstination et de confiance qui nourrit l'imagination et donne la force de continuer malgré tous les obstacles.
Propos recueillis par Marina Brillié-Champaux et Sabrina Lavric.
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