… par de pareils objets, les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
Voici ce qu’aurait pu penser Tartuffe s’il avait arpenté les couloirs de l’exposition Body World qui se tient depuis le 28 mai, et ce jusqu’au 3 août, à Lyon dans les murs habituellement réservés à la Biennale d’art contemporain.
L’exposition itinérante, qui s’inscrit dans la lignée des « travaux » artistiques de l’anatomiste Gunther Von Hagens, l’inventeur du procédé de polymérisation, ou de plastination - technique consistant à déshydrater un corps humain et à préserver les organes et tissus biologiques en remplaçant les différents liquides organiques par du silicone – présente au visiteur plus ou moins averti dix-sept cadavres écorchés, plastinés donc (plastifiés suggérera le profane), et une centaine d’organes épars.
L’exposition Body world cherche cependant à se démarquer des Körperwelten, les expositions organisées par Von Hagens. Là où il était question d’art, on met désormais en avant le côté pédagogique. Et l’on tait soigneusement le côté mercantile de l’opération ou les questions juridiques soulevées.
Ces dernières sont pourtant légion. Et la première d’entre elles, mais non la moindre, est d’arriver à qualifier, juridiquement, un mort.
Le cadavre, une chose mobilière…
Marcel Planiol, en 1899, dans son traité élémentaire de droit civil, affirmait, de manière brutale que les morts n’étaient plus des personnes, ils n’étaient plus rien. Des personnes, certainement, les morts n’en sont plus. D’ailleurs la mort entraîne la disparition de la personnalité juridique.
Rien, en revanche, c’est moins certain. Les ossements, les cendres d’un défunt, sont bien des choses (V., B. Beignier, « La liberté de concevoir un enfant », Dr. Fam. 2004. Chron. 4). Voilà qui n’est pas rien. Cependant, dans l’ordre des choses, toutes ne sont pas des biens (V. B. Beignier, préc.). Alors ces cadavres plastinés ? Choses ou biens ?
Pour une minorité, le corps humain serait une chose appartenant à l'Etat et son régime juridique pourrait s'inspirer de celui des biens mobiliers du domaine public, à l'image des tableaux des musées qui ont été ainsi classés (V., G. Nicolas, Recherche sur le statut du corps humain : les principes de la domanialité publique pourraient-ils être appliqués au corps humain ?, Cah. dr. santé Sud-Est, PUAM, n° 2, p. 81 et s. - V., égal. B. Lemennicier, Le corps humain, propriété de l'Etat ou propriété de soi ?, Droits, n° 13, PUF, Paris, 1991.). Voilà une approche qui serait séduisante pour nos écorchés : il s’agirait, par analogie, d’œuvres d’art.
Pour la majorité de la doctrine cependant, le cadavre humain n’est pas un bien mais une chose. On peut même aller jusqu’à faire appel à l’article 714 du code civil aux termes duquel il est des choses qui n'appartiennent à personne et dont l'usage est commun à tous. Les fameuses choses communes.
Les juges sont mêmes allés plus loin, jusqu’à admettre - triomphe du matérialisme, selon l’expression désenchantée de Pierre-Yves Gautier (P.-Y. Gautier, Triomphe du matérialisme : le cadavre humain est un « meuble » à conserver, RTD civ. 1992, Chron. 412) -, l’existence d’un contrat de dépôt au sens de l’article 1918 du code civil (Civ. 2e, 17 juill. 1991, n° 90-14.441).
Quoi qu’il en soit, la jurisprudence et la doctrine semblent unanimes : le cadavre est une chose mobilière. Une chose certes, mais dont la sacralité la rendrait à nulle autre pareille (F. Terré et D. Fenouillet, Les personnes, la famille, les incapacités, Dalloz, coll. Précis, 7e éd., 2005, n° 32, p. 37). Le juge a pu également estimer, emportant l’adhésion de la doctrine (TGI Lille, 10 nov. 2004, D. 2005. Jur. 930, note X. Labbée), qu’une dépouille mortelle était non seulement une chose mais une chose sacrée.
… qu’il convient de respecter
Une fois encore, les règles contraignantes destinées à rappeler le nécessaire respect du corps humain sont extraordinairement éparses au sein de notre corpus législatif. Si le code civil consacre un chapitre entier au « respect du corps humain » (art. 16 et s.), il faut, s’agissant d’un cadavre, se hâter de consulter le code pénal, et plus particulièrement l’article 225-17 aux termes duquel toute atteinte à l'intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15000 euros d'amende.
Nous avons abandonné le terrain civil, puisque le cadavre n’est pas un corps humain au sens des articles 16 et suivants pour… mieux y revenir. On a pu voir, à propos de l’affaire Erignac (des photographies du cadavre du préfet avaient été publiées dans la presse), se développer un droit à la dignité du mort sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de … l’article 16 du code civil !
Puisqu’une photographie représentant « distinctement le corps et le visage du préfet assassiné, gisant sur la chaussée d'une rue d'Ajaccio […] était attentatoire à la dignité de la personne humaine », qu’en est-il d’un cadavre écorché (le fait d’écorcher ou d’éviscérer un corps tombe-t-il sous le coup de l’article 225-17 ?) mis en scène, comme dans l’exposition Body world, en train de s’adonner à des passions ludiques telles que la bicyclette ou le tir à l’arc ? Ne s’agit-il pas, précisément, d’une atteinte à la dignité de la personne humaine, cette dignité ne cessant pas avec le décès ?
Pour être complet, il nous faudrait également évoquer un autre aspect de l’exposition, à savoir la présentation de plusieurs dizaines d’organes. L’article L. 1232-1 alinéa 1er du Code de la santé publique (décidément toute notre collection de codes Dalloz va être feuilletée) autorise le prélèvement d'organes sur une personne dont la mort a été dûment constatée à des fins thérapeutiques ou scientifiques tandis que la loi n° 2004-800 du 6 août 1994 relative à la bioéthique pose un principe de présomption de consentement. Là encore, la sulfureuse exposition lyonnaise fait débat : les personnes dont on a prélevé les organes ont-elles donné leur consentement ? L’exposition a-t-elle un caractère suffisamment scientifique pour que l’on puisse se prévaloir du code de la santé publique ? Autant de question sans réponses tenant surtout au fait que les corps et organes proviennent de personnes chinoises, non soumises à la législation française.
Beaucoup de questions juridiques, on le voit. Mais le véritable point problématique n’est-il pas, finalement, éthique ? L’exposition a été refusée par deux musées parisiens et le Comité consultatif national d'éthique saisi. Son avis a été clairement négatif et pose de sérieuses réserves de principe sur le corps humain « marchandise de spectacle ». Le comité relève ainsi une ambiguïté puisque l’on ne sait pas trop s’il s’agit d’une exposition artistique, scientifique, pédagogique, sensationnelle. Deux membres du Comité ont cependant considéré que l’exposition n’était pas répréhensible, à condition de confirmer et d’indiquer clairement que les corps exposés avaient fait l’objet d’un don pour une exposition, et d’en interdire l’accès aux enfants de moins de treize ans. Les organisateurs, eux, ont préféré accorder un tarif réduit aux moins de douze ans…
Comment la loi peut-elle assurer le progrès de la science et de la médecine, tout en garantissant que celui-ci respectera les principes éthiques fondamentaux qui constituent l'un des acquis de notre civilisation ? Telle est la question que le premier ministre vient de poser au Conseil d'État dans le cadre du réexamen de la loi du 6 août 2004, prévu en 2009. Le moment d’aborder la question spécifique d’une telle exposition ?
Anthony Astaix
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