Le 15 septembre 1894, dans un
article publié au Figaro, Maurice Barrès condamnait chez Zola cette habitude « de répandre sur six cents pages ce
qu’avec plus de puissance il resserrerait en trente feuillets ».
C’était à propos de Lourdes, ce
premier-né d’une trilogie trop souvent méconnue. A propos d’un ouvrage où, au
contraire, l’on se féliciterait aujourd’hui qu’il y en ait pour plus de six
cents pages.
Il faut dire que de la série des
Rougon-Macquart, Zola en avait soupé. Et c’est à peine l’encre de la Débâcle séchée, et alors même que le Docteur Pascal était tout juste ébauché,
que le journaliste, revenu de Lourdes, choisit d’y consacrer un roman.
Malgré quelques critiques, le
succès est immédiat. C’est que Lourdes
est, tout à la fois : document extraordinaire relatant avec une docte
précision le pèlerinage annuel que font les catholiques adeptes du culte
marial ; enseignement essentiel, indispensable, d’une contemporanéité
frisant le réel. De l’arrivée des pèlerins en passant par le bureau des
constatations, toute la mécanique d’une manifestation, si importante en termes
numériques, y est décrite. Mais Lourdes
n’est bien sûr pas que cela. C’est aussi un roman, celui d’un abbé, Pierre
Froment, accompagnant son amie de toujours Marie de Guersaint, paralytique
animée d’une foi sans faille. Pour Pierre, le voyage sera en revanche
l’occasion de tenter de renouer avec cette foi qu’il a perdue. Au-delà, c’est
toute une équipe que l’on suit, et bien sûr, cette foule, toujours, mystique,
gigantesque, dont Zola se fait l’un des meilleurs peintres.
Au-delà, Lourdes est autre chose ; un formidable condensé d’une
passionnante discussion, de cette querelle, jamais vidée, entre mysticisme et
rationalisme. Zola l’affirme, de miracle, il n’y eut point. Bernadette a été
victime d’hallucinations. Et l’auteur de s’interroger face « à cette soif du
divin, que rien n’a pu étancher au travers des siècles, [qui] semblait renaître
avec une violence nouvelle, au bout de notre siècle de science » (p.
574). En bref, le lieu d’un débat stimulant.
S’agissant des occurrences
juridiques dans ce roman, elles sont légion. Parallèlement à l’histoire de
Pierre, c’est aussi le roman de Lourdes, de sa progressive transformation d’une
simple bourgade en point de mire de nombreux croyants, le combat entre la ville
nouvelle et l’ancienne, entre les autorités de l’état et les autorités
ecclésiales, et bien sûr, entre les Pères de la Grotte et le prêtre alors en
charge du diocèse de la ville, l’abbé Peyramale. Et dans ces combats, le droit
fut une arme.
Peyramale prit en effet au
sérieux la demande relayée par la jeune Bernadette et entreprit dès lors de
construire, au sein du vieux Lourdes, une église paroissiale nouvelle, plus à
même de recevoir les fidèles. Sa grande œuvre fut soutenue tant par le conseil
de Fabrique, l’équivalent du diocèse, la commune de Lourdes que l’évêché. Quant
à l’entrepreneur, le choix de l’abbé se fixa sur un certain sieur Bourgeois.
Mais ce fut sans compter, relate
Zola, l’influence des Pères de la Grotte, ces derniers ne voyant pas d’un bon
œil l’essor d’un nouveau lieu de culte, susceptible de canaliser l’impressionnant
flux de pèlerins, en un endroit distinct de la grotte.
Les sources d’argent se tarirent,
le chantier battit de l’aile. A tel point d’ailleurs, qu’il fut stoppé. En
1877, l’abbé Peyramale en mourut. Intervint alors le caractère fort procédurier
de l’entrepreneur insatisfait. Celui-ci entendit obtenir paiement du solde
restant à devoir sur les travaux exécutés. C’est à cette occasion que le
Conseil d’Etat, aux termes de trois arrêts, eut à connaître de cette future
église paroissiale.
Le premier arrêt date du 14
novembre 1879 (Rec. p. 241), et vient justifier la compétence du Conseil
d’Etat. En effet, alors que le conseil de préfecture local s’était, face à la
demande de monsieur Bourgeois, déclaré incompétent pour connaître d’une telle
demande, le Conseil d’Etat estima que les travaux de reconstruction de l’église
paroissiale de Lourdes revêtaient le caractère de travaux publics.
Les problèmes de compétences
réglés, bien sûr, le feuilleton juridique des déboires post-mortem de l’abbé
Peyramale ne s’arrêta pas là. Encore fallut-il déterminer qui, de la fabrique,
des héritiers du curé et de la commune serait appelé à s’acquitter des sommes
restant à devoir à l’entrepreneur. L’arrêt du 3 mars 1883 (Rec. p. 241) s’en
chargea, considérant qu’il y avait lieu de déclarer la fabrique débitrice
principale et le frère de l’abbé seulement débiteur subsidiaire. Quant à la
commune, elle fut condamnée au paiement du montant de la subvention qu’elle
avait promise. Et le troisième arrêt, rendu le 6 janvier 1888, statua sur le
montant exact restant à devoir.
C’est ainsi que, durant une
dizaine d’années, ce qu’aurait souhaité l’abbé Peyramale fut réduit à un
chantier, à moitié achevé, à moitié débuté. Mais les travaux reprirent en 1896,
pour s’achever en 1903, concrétisant le rêve du prêtre de Lourdes.
Et, à l’heure où la cité
pyrénéenne s’apprête à célébrer les 150 ans des apparitions, voilà un pan bien
particulier de l’histoire, un pan où le droit, une fois encore, avait son mot à
dire. De cette singulière guérilla juridique, Zola, d’ailleurs, s’en fait
remarquablement l’écho.
Thibault de Ravel d’Esclapon
E. Zola, Lourdes, Gallimard,
coll. Folio – Classique, 2004
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