La presse s’est fait l’écho, au cours de ces dernières semaines, d’un projet visant à évaluer l’action menée par les membres du gouvernement en vertu d’un certain nombre d’indicateurs. Cette initiative a suscité plusieurs critiques, jusque dans les rangs mêmes du gouvernement, certains appréciant peu l’idée d’être soumis à une sorte de notation.
Pourtant, si la terminologie « évaluation » est nouvelle, l’idée de contrôler l’efficacité des membres de l’exécutif remonte aux sources mêmes du régime parlementaire.
Ainsi, Benjamin Constant préconisait qu’au-delà de la responsabilité pénale des ministres, ceux-ci puissent également être jugés pour la mise en œuvre médiocre des missions qui leur étaient confiées (Cours de Politique constitutionnelle, éd. 1836, t.1, p. 452).
Cette responsabilité individuelle, il est vrai, s’est progressivement fondue dans la responsabilité collective exigée par la logique même du régime parlementaire et nombreux furent les cabinets qui, sous la IIIe et la IVe République, tombèrent, à raison de la mise en cause de l’un de leurs membres.
Est-ce à dire que le projet actuel renoue avec le « parlementarisme des origines » ? Pas uniquement. La responsabilité individuelle, qui semble avec ce projet être remise au goût du jour, repose à la fois sur des logiques anciennes, mais aussi sur des problématiques contemporaines.
Les logiques anciennes, on les comprendra à la lecture de l’intitulé de l’appel d’offre lancé pour choisir le cabinet de conseil qui a élaboré la procédure d’évaluation. Il était ainsi libellé, « assistance relative à la stratégie de suivi des lettres de mission des ministres permettant d’apporter des éléments de réponse aux besoins de la présidence de la République et du Gouvernement ».
Ainsi, l’évaluation envisagée n’est pas d’abord destinée à l’opinion publique, mais traduit la mise en œuvre de la responsabilité individuelle des ministres envers le premier ministre et le président de la République, cosignataires desdites lettres de mission. Nous trouvons ici une parfaite illustration de la théorie de la « double responsabilité » des ministres, dans les régimes parlementaires dualistes, comme le nôtre : responsables devant la chambre, ils le sont aussi devant le chef de l’exécutif. De ce point de vue donc, le projet se situe dans la plus pure tradition orléaniste.
Mais, le projet se situe également dans la droite ligne des problématiques contemporaines sur « l’évaluation des politiques publiques ». De ce point de vue, il est très frappant de noter que les critères d’évaluation des ministres puisent leur source dans les indicateurs budgétaires mis en place en application de la LOLF pour juger de l’efficacité des dépenses publiques, au point que certains en sont la copie conforme.
Ainsi, si l’on souhaitait essayer de dégager la cohérence de ce projet on pourrait considérer qu’il constitue le prolongement « personnalisé » de l’évaluation des politiques publiques, reposant sur l’idée que l’efficacité de la gestion publique n’est pas seulement affaire de budget et d’organisation, mais qu’elle est aussi affaire d’hommes et de chefs, lesquels doivent savoir impulser une volonté politique à la marche de l’administration et en être comptables devant celui ou ceux qui déterminent la politique de la Nation.
Il est possible d’être, ou de ne pas être d’accord avec cette logique, mais force est de constater qu’elle répond bien à une cohérence intellectuelle et politique.
Pour autant, il y a loin du principe à la mise en œuvre. Les exemples de critères d’évaluation qui ont été donnés (nombre de reconduites à la frontière, fréquentation des musées) témoignent d’une grande naïveté. Ils reposent sur des logiques pour l’essentiel quantitatives qui ne rendent pas compte de la réalité de l’action publique. Ils donnent à croire que les résultats de l’action des ministres doivent d’abord se mesurer en chiffres, obtenus immédiatement.
Il est évident qu’une telle démarche est vouée à l’échec. Il n’y a pas besoin d’être grand clerc pour anticiper le fait que lorsque la première salve d’indicateurs sera connue, les résultats seront à ce point déconnectés de la réalité de l’action ministérielle qu’ils seront prudemment considérés comme « non significatifs », et effacés de l’agenda médiatique.
Une dernière chose : l’avis d’attribution du marché que nous mentionnions plus haut indiquait un montant de 86.000 €. Quelle évaluation pourrait-on faire de cette dépense publique ?
Frédéric Rolin
Professeur de droit public, Université Paris X-Nanterre
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