Lors de la 7e rencontre des associations de victimes qui s'est tenue le 6 juillet 2007, la nouvelle ministre de la Justice a entendu "ne pas laisser les victimes désemparées face à l'institution judiciaire". Et c'est pour cette raison qu'elle a décidé de procéder à la création d'un juge délégué aux victimes à compter du début du mois de septembre. Ce juge aurait plus spécialement vocation à s'adresser aux "publics en difficultés", qui "éprouvent des difficultés (sic) à formuler leurs demandes même lorsqu'ils sont assistés par un conseil". Aussi aurait-il deux principales missions : "remédier à la dispersion des actions et des responsabilités en guidant la victime dans les méandres de l'institution judiciaire", et "veiller à la qualité de la réponse judiciaire dans tous ses aspects", qu'il s'agisse de protéger la victime après la libération du condamné ou de veiller à son indemnisation par ce dernier ou par un autre dispositif.
Ce discours (qu'on trouve aisément sur le site du ministère de la Justice) apparaît tout à fait instructif de la manière dont des institutions se construisent parfois : sur une perception de la réalité dont personne ne peut précisément mesurer le degré d'exactitude. En l'occurrence, qui sait vraiment si les personnes les plus démunies sont incapables de formuler leurs demandes quand elles sont assistées "par un conseil", autrement dit par un avocat ? La chancellerie dispose-t-elle d'études sociologiques qui distinguent cette hypothèse ? L'affirmation ne repose-t-elle pas plutôt sur des expériences particulières rapportées, par exemple, par des membres d'associations de victimes ou certains magistrats ? Et si tel est le cas, ces expériences, nécessairement parcellaires, ont-elles fait l'objet d'une quelconque vérification un tant soit peu scientifique ? A moins que le propos ne relève plutôt des idées reçues, ce qui l'apparenterait alors à un discours idéologique (cf. sur ce thème, R. Boudon, L'idéologie ou l'origine des idées reçues, Fayard, 1986)…
Dans ce cas, il ne serait pas vraiment nécessaire de s'interroger sur son degré de vérité ou de fausseté ; il faudrait plutôt le prendre pour ce qu'il est, c'est-à-dire la manifestation plus ou moins consciente de la façon dont la garde des Sceaux perçoit les avocats. A la lire, ceux-ci semblent incapables d'assister efficacement une certaine catégorie de justiciables, puisque cette assistance ne permet pas à ces derniers de formuler leurs demandes, ce qui rend nécessaire le transfert de cette tâche à des magistrats spécialisés.
Vu sous cet angle, ce discours apparaît aisément explicable : il pourrait n'être que l'expression de ce que Pierre Legendre nomme "le mythe intégral" dans la société française qui est celui du père, cette idée du père restaurant "l'ambivalence des sentiments collectifs, car le père est à la fois bienfaiteur et gendarme" (P. Legendre, Trésor historique de l'Etat en France, Fayard, 1992, p. 192). Autrement dit, au moment où le pouvoir exécutif multiplierait les mesures répressives, propres à caractériser le gendarme, il les compenserait en agissant de manière bienveillante à l'égard des victimes, ce qui donnerait de lui l'image du bienfaiteur. Plus précisément peut-être, le degré de bienveillance pourrait être à l'exacte mesure de l'énergie mise à réprimer… Loin de rompre avec ses prédécesseurs, ce pouvoir s'inscrirait donc dans la grande tradition française de l'Etat paternel. Ainsi s'expliquerait la critique adressée aux avocats, qui ont ce grand inconvénient de participer à l'œuvre de justice sans être partie prenante de l'Etat, au rebours des magistrats que le pouvoir exécutif tend à percevoir comme l'un des multiples rouages de la grande machinerie administrative.
En niant la capacité des avocats à accomplir leur tâche à l'égard des victimes les plus défavorisées aux fins de renforcer in fine le pouvoir de l'Etat par le biais de ses magistrats, la ministre de la Justice aurait du même coup signifié aux premiers leur exclusion du bon fonctionnement de l'institution judiciaire, alors même que l'article 3 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 en fait des "auxiliaires de justice", sans lesquels celle-ci est censée ne pas pouvoir fonctionner. Elle les aurait surtout atteints au cœur, puisque leur histoire, "en dépit d'une métamorphose constante des formes de la profession, est celle de la défense des intérêts d'autrui" (L. Cadiet, Découvrir la Justice, Dalloz, 1997, p. 196). Qui plus est la défense des plus démunis, ce dont atteste le vieux mécanisme de l'assistance judiciaire auquel a succédé l'aide juridictionnelle. Les avocats ont toujours revendiqué cette charge qui est très étroitement liée à l'invention de leur profession (H. Leuwers, L'invention du barreau français, éd. de l'EHESS, 2006, spéc. p. 196-206), même s'ils souhaitent, au moins depuis les années 1970, obtenir une juste rétribution pour le travail qu'ils accomplissent. Et, faut-il le dire, celui-ci ne se limite pas à l'exercice d'une fonction désincarnée d'assistance et de représentation ; il comprend la prise en charge psychologique de l'immense part d'angoisse, de crainte et d'incompréhension qu'engendre tout procès pour les justiciables, au nombre desquels figurent évidemment les victimes.
En ne démontrant pas que ce travail n'était pas accompli, tout en prenant une mesure qui porte atteinte à ce qui fait encore aujourd'hui une grande part de la raison d'être de la profession d'avocat, la ministre de la Justice pourrait lui avoir porté en définitive un assez mauvais coup, fût-il d'ordre symbolique. Pourrait-on alors lui suggérer d'aborder la question différemment ? Si la ministre estime que les victimes ne font pas l'objet d'une attention suffisante, plutôt que d'inventer une énième fonction aux juges qui ne semblent plus en pouvoir, peut-être vaudrait-il mieux commencer par remettre sur le métier la réforme structurelle de l'aide juridictionnelle. Car les avocats ont des contraintes économiques, dont il faut rappeler avec force qu'elles sont avant tout la contrepartie de la démocratisation de la profession ; instaurer de manière pérenne un système équitable de rémunération leur permettrait alors de consacrer plus de temps encore aux victimes démunies. Et agir dans cette voie aurait en outre l'avantage de permettre au garde des Sceaux de mener une politique vraiment libérale, en continuant de confier cette tâche à une profession indépendante de l'Etat dont Me Soulez-Larivière a fort bien dit il y a maintenant 25 ans que, si elle n'était pas aux ordres, elle servait néanmoins l'ordre public (L'avocature, Ramsay, 1982), plutôt que d'ajouter une nouvelle pierre à ce vieil Etat paternel représentatif d'une tradition politique avec laquelle on avait cru comprendre que le nouveau président de la République entendait rompre…
Christophe Jamin
Professeur des universités à l'IEP de Paris
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