Juridiquement, la vigne est une culture permanente (art. L. 411-12 c. rur.), mais Bruxelles pourrait faire douter de sa pérennité. Selon les documents communautaires (Memo 06/245 du 22 juin 2006), l’UE a exporté environ 13 millions d’hl de vin pour 15 milliards d’euros tout en important en 2005 près de 12 millions d’hl du « Nouveau monde » vitivinicole dont la capacité productive connaît un développement stupéfiant (USA : + 26 %, Chili : + 48 % ; Australie : + 169 % ; Nouvelle-Zélande : + 240 %). Si l’on ajoute les autres grands producteurs comme l’Afrique du Sud et l’Argentine, bientôt la Chine et peut-être l’Inde, la concurrence est de plus en plus rude. C’est ce qui impose à la commission de serrer les boulons. Sa proposition d’Organisation commune du marché (OCM) du 4 juillet 2007 vise en effet à accroître la compétitivité des producteurs de l’UE, reconquérir des marchés, équilibrer l’offre et la demande, simplifier la réglementation tout en préservant la qualité traditionnelle, consolider le tissu social des zones rurales et protéger l’environnement. Parmi les paramètres intracommunautaires de la difficulté – le plus important est peut-être là – une baisse de la consommation : le premier document cité indique que « dans l’Union, la consommation de vin baisse de quelques 750 000 hl par an (soit environ 0,65 %) ». Sur la durée, le cas de France est significatif (cf. Jean-François Gautier, Le vin à travers les âges de la mythologie à l’œnologie, LCF 1989, p. 181). Par Français et par an, on est passé d’une consommation de 26 litres en 1830 à 112 litres en 1901, puis 136 en 1926, et encore 130 litres en 1960 pour tomber à 100 litres en 1975 et 75 litres en 1987. Du fait de cette chute de la demande qui s’accentue encore, du maintien de l’offre et de la pression du Nouveau monde, la proposition de la Commission s’achève sur ce constat accablant : « L’Union européenne dépense chaque année plus d’un demi-milliard d’euros pour se débarrasser du vin ne trouvant plus de débouchés », et ce pour une enveloppe budgétaire annuelle de 1,3 milliards d’euros.
Presque la moitié du budget vin de l’UE passe ainsi en « rustines ». En tant que contribuable, on ne peut donc qu’approuver le principe de mesures de sauvegarde. Toutefois, pour l’aficionado du vignoble, il est évident que les modalités proposées laissent à désirer. Sans entrer dans la fastidieuse technicité de questions comme les droits à paiement unique ou le principe de conditionnalité, on présentera les nouveautés qui risquent de fâcher.
En premier lieu, la Commission propose de supprimer les « mesures de gestion du marché ». Certes, il est irritant de voir quelques viticulteurs ne faire du vin que pour le transformer en alcool ou en moûts concentrés aux frais de l’UE, mais les mesures des articles 27 à 38 du Règlement (CE) n° 1493/1999 du 17 mai 1999 instituant les aides en la matière permettaient au moins de réduire le prix de revient du French brandy dont nous exportons à peu près chaque année 300 000 hl d’alcool pur. De même, supprimer du jour au lendemain l’aide au stockage privé des articles 24 à 26 de ce règlement est à tout le moins brutal.
En second lieu, la Commission propose la « suppression de l’enrichissement par adjonction de sucre ». Inventé en 1776 par le chimiste Pierre Macquer (V. J.-F. Gautier, préc. p. 120), le procédé a été perfectionné par Chaptal qui lui a donné son nom. Il consiste en une « addition… à la vendange, aux moûts ou aux vins » (définition de l’OIV - organisation internationale de la vigne et du vin), ce qui montre qu’elle ne la condamne pas) de sucre dont la fermentation va accroître le degré alcoolique, permettant ainsi au produit de bénéficier de l’appellation. Pour l’instant, en schématisant, la chaptalisation est permise dans les zones à faible ensoleillement et exclue dans les pays de soleil (avec lourdes sanctions à la clef). Bien sûr, une interdiction générale et sans nuance semble se justifier par la définition que donne au vin le point 10 de l’Annexe I du règlement (CE) n° 1493/1999 (= « le produit obtenu exclusivement par la fermentation alcoolique, totale ou partielle, de raisins frais, foulés ou non, ou de moûts de raisins »). Le sucre serait donc interdit de séjour, mais la définition oublie que, depuis Pasteur, on sait que ce n’est pas la seule fermentation alcoolique qui fait le vin et que la malolactique a son rôle. En plus, si l’on prohibe la chaptalisation, cela imposera une éradication partielle ou totale de la vigne dans nombre des plus belles appellations françaises de Champagne, d’Alsace, de Bourgogne, de Bordeaux et d’ailleurs. Pour compenser l’aléa naturel imposant l’enrichissement du vin, seule restera en effet la possibilité de le faire « à partir de raisins et de moûts non subventionnés », alors que, jusqu’ici, l’UE encourageait financièrement les moûts concentrés rectifiés (V. définition au point 7 de l’Annexe I précitée). Autrement dit, la cote de ces denrées devenues rares va crever le plafond et grever les prix de revient, ruinant ainsi la compétitivité des utilisateurs. Et les prolétaires du vignoble continueront à faire du vin pour faire des moûts. Au lieu de « maintenir l’équilibre entre le Nord et le Sud », qui était globalement assuré par la possibilité de chaptaliser au nord et parfois au sud, Bruxelles va accentuer la rupture de l’égalité entre les riches et les pauvres.
En troisième lieu, les candidats à l’abandon se voient proposer des primes d’arrachage excluant toute replantation. Dégressif sur cinq ans, leur montant global passerait « de 430 millions d’euros la première année à 59 millions d’euros la cinquième et dernière année ». Bref, on veut nettoyer par le vide, alors que la compétitivité des vins de l’UE pourrait tout aussi bien passer par une baisse des prix de revient découlant, par exemple, d’une réduction des charges et des contraintes à raison de pesanteurs franco-françaises comme la protection sociale.
En sautant deux paragraphes (on reviendra sur le 5e), on arrive aux pratiques œnologiques qui se ramènent à une consécration pure et simple de celles admises par l’OIV. Là, tout en approuvant le principe, on peut regretter que certaines spécificités régionales n’aient pas été réservées, comme la possibilité en Côte-Rôtie d’ajouter du viognier à la syrah.
Quant aux « meilleures règles d’étiquetage », elles promettent une simplification qui en réjouira beaucoup, mais elles annoncent l’application aux vqprd de la distinction entre IGP (= indication géographique protégée) et AOP (=appellation d’origine protégée). Elles préludent par conséquent à une uniformisation du statut des produits agricoles de qualité. Peut-être la Commission aurait-elle gagné à méditer Montesquieu repris par Portalis dans le Discours préliminaire : « L’uniformité est un genre de perfection qui, selon le mot d’un auteur célèbre, saisit quelques fois les grands esprits et frappe infailliblement les petits. »
En allant encore à grandes enjambées, on apprend que « La commission entend mener avec application une campagne de promotion et d’information responsable ». On s’en réjouit car c’est peut-être l’annonce de l’abandon du régime drastique découlant de la loi Évin. Au tout début de l’exposé des motifs de la Ley de Vino du 10 juillet 2003, nos voisins espagnols proclamaient que : « La vigne et le vin sont inséparables de notre culture. » et l’article 4 de cette loi réserve à l’État de « financer les campagnes d’information, de diffusion et de promotion du vignoble, du vin et des moûts de raisin, dans le cadre des normes de l’UE et en accord avec l’ordre juridique national en vigueur et en particulier avec la législation interdisant aux mineurs la consommation de boissons alcooliques. » Sous cette réserve de santé publique, le second alinéa de cet article énonce textuellement : « Les critères d’orientation qui devront être suivis dans les campagnes financées par des fonds publics de l’État seront les suivants :
a) recommander la consommation modérée et responsable de vin
b) informer et défendre les bienfaits du vin comme aliment du régime méditerranéen
c) encourager le développement durable de la culture des pieds de vigne, favorisant le respect du milieu ambiant comme l’installation de la population en milieu rural
d) souligner les aspects historiques, traditionnels et culturels des vins espagnols ; en particulier les spécificités du sol et du climat qui les influencent
e) promouvoir la connaissance des vins espagnols dans les États membres de l’UE et dans d’autres pays dans le but d’assurer la meilleure présence dans les différents marchés
f) défendre la qualité et informer sur les bienfaits des moûts et des jus de raisin. »
Quand on sait qu’aux États-Unis la prohibition n’a jamais été que la litière de la mafia, on peut se demander s’il n’y a aucun lien entre l’ostracisme manifesté au vin et les progrès du cannabis.
Enfin, pour remonter de quelques paragraphes, le cinquième de la proposition qui a été sauté jusqu’ici prévoit, à compter du 1er janvier 2014, la « suppression des restrictions de plantation ». De la sorte, et ce serait une révolution, chaque viticulteur compétitif pourrait organiser sa production comme il l’entend. Cependant, au titre des « mesures de développement rural », le neuvième paragraphe prévoit de privilégier « l’installation de jeunes agriculteurs ». Sans compter que la première règle énoncée tranche complètement avec la seconde, je remarquerai simplement qu’on oppose les jeunes et les vieux, plus haut les riches et les pauvres et encore le nord et le sud. Vive l’Union européenne !
Eric Agostini
Agrégé des facultés de droit - IEP ; Avocat à la Cour
L'auteur remercie Jérôme Baudouin, journaliste à la Revue du vin de France, chercheur en géographie à l'université Bordeaux III, de l'aide qu'il lui a apportée.
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