L’on découvre, à la lecture de Kelsen, Plaidoyer pour la démocratie, un aspect intéressant et peu connu de Hans Kelsen (1881-1973) : c’est son côté corrosif, démystifiant, qui est une conséquence de son relativisme. Le rationalisme et le scepticisme de Kelsen à l’égard de tous les masques et les illusions sociales exacerbent sa méfiance à l’égard des mythologies politiques. Cela le conduit à démystifier l’État en dénonçant un certain nombre de fictions métajuridiques sur lesquelles repose celui-ci (l’unité du peuple, la souveraineté, la légitimité, la volonté générale, le contrat social, la représentation nationale…). Cette critique antiidéologique prend même parfois un tour franchement nietzschéen et l’amène à renvoyer dos à dos marxisme et capitalisme (p. 40 s.) et à proposer une conception originale de la démocratie.
Kelsen nous offre une vision optimiste, parfois idéaliste et peut-être utopique, d’une démocratie sans autre fondement que la volonté d’autodétermination et de liberté de ses membres et fonctionnant sur le mode du compromis. L’on peut d’ailleurs voir dans ce postulat de départ (la revendication de la liberté conçue comme « instinct fondamental de l’être humain ») un présupposé de la nature de l’homme peu compatible avec le positivisme de l’auteur et son refus des valeurs…(V. H. Kelsen, La démocratie. Sa nature – Sa valeur, 2e éd., 2004, Dalloz, préf. P. Raynaud, p. 1).
Relativisme
L’un des points forts de l’ouvrage de Sandrine Baume est de montrer que le fondement de la pensée de Kelsen est son relativisme ; cette posture philosophique explique ses conceptions de la justice, de la démocratie, de la religion et de l’économie. Ce livre est également l’occasion de rappeler que l'auteur de la Théorie pure du droit ne s’est pas intéressé uniquement à la sphère juridique, mais qu’il a également développé des idées originales en matière de philosophie politique.
Sa défense de la démocratie et du régime parlementaire, qui repose sur la nécessité de mettre en place un scrutin proportionnel et sur l’institution d’un droit des minorités, se révèle d’ailleurs d’une grande actualité.
Une justice rationnelle, détachée de toute valeur
Il est difficile d’aborder la pensée de Kelsen sans passer par sa théorie du droit. Kelsen se situe dans le courant du positivisme juridique, dans la mesure où il veut rendre le droit autonome, c’est-à-dire le libérer de toute composante extra-juridique, qu’elle soit politique, religieuse, morale ou, plus largement, sociologique. A l’opposé du droit naturel, le positivisme considère que le droit ne doit renvoyer à aucun système de pensée, à aucune valeur, à aucune norme transcendante. Il ne doit trouver de fondement qu’en lui-même. Une norme juste ne l’est donc que de manière relative. De même, la justice ne peut faire l’objet d’une connaissance rationnelle.
A cet égard, Sandrine Baume rappelle les arguments de Kelsen en réponse à ceux qui accusaient le positivisme, et partant le normativisme, d’avoir fragilisé le concept de justice en le relativisant. Selon ces critiques, en refusant d’intégrer des considérations relatives aux valeurs dans la théorie du droit, en renonçant aux notions de droit naturel, de justice absolue ou divine, le positivisme, accusé de nihilisme, aurait fait le lit des totalitarismes du XXe siècle. Mais Kelsen répondait à cela qu’en réalité les totalitarismes se sont davantage fondés sur la philosophie anti-relativiste, notamment platonicienne, que relativiste (p. 32).
Le scepticisme comme fondement de la démocratie
Ce refus des valeurs conduisit logiquement Kelsen à rejeter les définitions substantielles de la démocratie. La démocratie, pas plus que le droit, ne doit reposer sur des valeurs, qui sont par définition irrationnelles. La démocratie est essentiellement une forme et résulte de procédures rationnelles permettant le bon fonctionnement des institutions. Selon Kelsen, ce n’est donc pas la place des valeurs qui permet de distinguer les démocraties des autocraties. Paradoxalement, ce sont les autocraties qui reposent sur l’affirmation de vérités et de valeurs absolues. Les démocraties, au contraire, devraient se caractériser par le relativisme et le scepticisme. Dans les régimes démocratiques, les procédures juridiques mises en place doivent permettre à toutes les convictions de s’exprimer et toutes devraient avoir les mêmes chances d’accéder à la majorité et de s’imposer.
Sandrine Baume, qui n’oublie pas ponctuellement de souligner les faiblesses de la théorie normativiste tout en cherchant parfois à y porter remède, souligne que cette croyance dans les procédures s’est heurtée à la réalité pratique du Parlement, notamment à Weimar dans les années 1920 (p. 37). Mais on pourrait aller plus loin dans la mise en question de cette théorie qui n’est pas sans idéalisme. Ne pourrait-on pas se demander, d’une manière plus générale, si ce refus absolu des valeurs est tenable et s’il ne conduit pas finalement à un affaiblissement du droit ? Dans sa controverse avec Carl Schmitt sur le thème du gardien de la constitution, Kelsen avait d’ailleurs été contraint d’adopter une définition matérielle de la constitution, c’est à dire de reconnaître qu’elle est également une règle de fond (V. O. Beaud, La puissance de l’État, PUF, Léviathan, 1994, p. 363-364). Mais il précisait aussitôt que cela ne pouvait être qu’exceptionnel. Cette affirmation n’est-elle pas contredite par l’évolution du droit positif (privé et public) qui accorde une importance de plus en plus grande aux dispositions de fond des déclarations des droits de l’homme ? Est-il aujourd’hui possible de penser une constitution comme une pure et simple technique d’habilitation dépourvue de contenu ?
Un contrôle de constitutionalité hérité de Kelsen
Cela dit, l’auteur rappelle que c’est finalement la conception juridique de Kelsen qui a prévalu en matière de contrôle de constitutionalité, en Autriche, bien entendu, où il est considéré comme le père de la Cour constitutionnelle, mais également en Italie, en Espagne, en Allemagne et en France où la jurisprudence du conseil constitutionnel a reconnu la constitution comme étant la règle de droit suprême, la norme de référence des autres normes (p. 78). La justice constitutionnelle joue un rôle essentiel dans le système kelsennien puisque non seulement elle permet de contrôler la conformité des actes étatiques à la constitution, mais elle sert également de bouclier à la minorité, dont la protection est au fondement de la démocratie.
Actualité de la défense du scrutin proportionnel et des droits de la minorité
Pour Kelsen, la défense du parlementarisme passe en effet obligatoirement par l’instauration du scrutin proportionnel et la protection des minorités, nous dirions aujourd’hui droits de l’opposition, « car par définition même, la majorité suppose l’existence d’une minorité ; et par suite, le droit de la majorité suppose le droit d’une minorité à l’existence » (V. H. Kelsen, La démocratie, op. cit., p. 63, p. 68 s.).
Cette question est d’une actualité brûlante, à l’heure où après « la vague bleue » des élections législatives de nombreux partis réclament l’instauration d’une « dose de proportionnelle ». Une modification du scrutin dans ce sens a d’ailleurs été annoncée par président de la république, qui s’est également engagé à reconnaître certains droits à l’opposition. La présidence de la commission des finances de l'Assemblée nationale pourrait ainsi être confiée à l'opposition, qui pourrait également se voir attribuer un droit de contrôle des nominations de certains hauts fonctionnaires. Cette modernisation dans le sens d’un renforcement du parlementarisme pourrait s’inspirer de la lecture de Kelsen.
S. de la Touanne
Sandrine Baume, Kelsen, Plaidoyer pour la démocratie, Michalon, coll. Le bien commun, 2007.
Les commentaires récents