Assertion douteuse que le titre de ce billet ? Il s'agit pourtant d'un qualificatif que le père de Madame Bovary s'est lui-même attribué. Voici en effet ce que Gustave Flaubert écrivait, le 23 janvier 1857, à l'un de ses amis, le docteur Jules Cloquet :
"Mon cher ami,
Je vous annonce que demain, 24 janvier, j'honore de ma présence le banc des escrocs, 6e chambre de police correctionnelle, 10 heures du matin. Les dames sont admises, une tenue décente et de bon goût est de rigueur.
Je ne compte sur aucune justice. Je serai condamné, et au maximum, peut-être, douce récompense de mes travaux, noble encouragement donné à la littérature. Je n'ose même espérer que l'on m'accordera la remise des débats à quinzaine, car Me Sénard ne peut plaider pour moi ni demain, ni dans huit jours".
Un autre document épistolaire nous est parvenu, adressé celui-ci à son frère Achille. Le ton, fraternel et direct, n'en demeure pas moins chargé d'inquiétudes :
"Vendredi.
Je passe demain en police correctionnelle 6e chambre, à 10 heures du matin.
Mais je serai très probablement remis à quinzaine, parce que Me Sénard ne peut plaider pour moi ce jour-là ni samedi prochain.
Je m'attends à une condamnation, car je ne la mérite pas.
Rien à faire, ne bouge pas, reste tranquille […].
À toi, mon cher Achille ; je te prends par ta longue barbe et t'embrasse sur les deux joues.
À toi.
Ton frère."
Quel délit a donc bien pu commettre le contemporain de Napoléon III ? Tout simplement celui d'"outrage à la moralité publique et religieuse et aux bonnes mœurs". En cause ? La publication, en six épisodes, à l'automne et à l'hiver 1856, de son premier roman, Madame Bovary, dans la Revue de Paris. Délicate année que 1857 en matière de liberté de la presse : Charles Baudelaire fut en effet lui aussi poursuivi pour le même motif, et devant le même tribunal (la 6e chambre avait pour vocation de traiter des cas d'escroquerie et de prostitution, certes, mais également des délits de presse) à la suite de la publication de son recueil de poésie Les Fleurs du Mal.
Le régime de la presse avait pourtant été assoupli en juin 1819, par la loi De Serre qui avait pour objectif de restaurer la liberté des publications et d'abolir la censure. Les parutions restaient cependant soumises aux délits tels que la diffamation, l'outrage aux bonnes mœurs ou encore l'offense.
Régime assoupli certes… Pourtant un délit spécifique à la presse, le délit d'opinion est créé en 1822 et permet de condamner une publication en raison de son "esprit".
Voilà donc le véritable ressort de l'affaire Flaubert… Ce n'est pas tant les mœurs d'Emma Bovary que les institutions du second Empire reprochent à l'auteur mais bien l'"esprit républicain" de la revue dans laquelle le roman fut publié.
Ecoutons notre brave Flaubert, mué en chroniqueur judiciaire :
"Mon cher Achille,
Tu as dû recevoir ce matin une dépêche télégraphique à toi adressée, de ma part, par un de mes amis, c'est de demain en huit que je serai jugé ; la justice hésite encore. D'autre part, on me propose d'écrire au Moniteur à raison de 10 sols la ligne, ce qui pour un roman comme la Bovary ferait une affaire de 8 à 10 000 francs.
La plaidoirie de Me Sénard a été splendide. Il a écrasé le ministère public, qui se tordait sur son siège et a déclaré qu'il ne répondrait pas. Nous l'avons accablé sous les citations de Bossuet et de Massillon, sous des passages graveleux de Montesquieu, etc. La salle était comble. C'était chouette et j'avais une fière balle. Je me suis permis une fois de donner en personne un démenti à l'avocat général qui, séance tenante, a été convaincu de mauvaise foi, et s'est rétracté. Tu verras du reste tous les débats mot pour mot parce que j'avais à moi (à raison de 60 francs l'heure) un sténographe qui a tout pris. Le père Sénard a parlé pendant quatre heures de suite. Ç'a été un triomphe pour lui et pour moi.
Il a d'abord commencé par parler du père Flaubert, puis de toi, et ensuite de moi ; après quoi, analyse complète du roman, réfutation du réquisitoire et des passages incriminés. C'est là-dessus qu'il a été fort ; l'avocat général a dû recevoir, le soir, un fier galop ! Mais le plus beau a été le passage de l'Extrême-Onction. L'avocat général a été couvert de confusion quand Me Sénard a tiré de sous son banc un Rituel qu'il a lu ; le passage de mon roman n'est que la reproduction adoucie de ce qu'il y a dans le Rituel, nous leur avons f... une fière littérature !
Tout le temps de la plaidoirie, le père Sénard m'a posé comme un grand homme et a traité mon livre de chef-d'oeuvre. On en a lu le tiers à peu près. Il a joliment fait valoir l'approbation de Lamartine ! Voici une de ses phrases : "Vous lui devez non seulement un acquittement, mais des excuses !".
Autre passage : "Ah ! vous venez vous attaquer au second fils de M. Flaubert !... Personne, M. l'avocat général, et pas même vous, ne pourrait lui donner des leçons de moralité !". Et quand il avait blagué sur un passage : "Je n'accuse pas votre intelligence, mais votre préoccupation".
En somme, ç'a été une crâne journée et tu te serais amusé si tu avais été là.
Ne dis rien, tais-toi : après le jugement, si je perds, j'en appellerai en cour d'appel, et si je perds en cour d'appel, en cassation.
Adieu, cher frère, je t'embrasse." (31 janvier 1857).
Et encore :
"Mon cher Maurice [Maurice Schlésinger, février 1857],
Merci de votre lettre. J'y répondrai brièvement, car il m'est resté de tout cela un tel épuisement de corps et d'esprit que je n'ai pas la force de faire un pas ni de tenir une plume. L'affaire a été dure à enlever, mais enfin j'ai la victoire.
J'ai reçu de tous mes confrères des compliments très flatteurs et mon livre va se vendre d'une façon inusitée, pour un début. Mais je suis fâché de ce procès, en somme. Cela dévie le succès et je n'aime pas, autour de l'Art, des choses étrangères. C'est à un tel point que tout ce tapage me dégoûte profondément et j'hésite à mettre mon roman en volume. J'ai envie de rentrer, et pour toujours, dans la solitude et le mutisme dont je suis sorti, de ne rien publier, pour ne plus faire parler de moi."
Escroc, Gustave Flaubert ? Non… Mais un peu filou et cabotin tout de même lorsqu'il affirme avoir "envie de rentrer, et pour toujours, dans la solitude et le mutisme" alors qu'il était réputé, perfectionniste qu'il était, pour tester ses textes oralement en les soumettant à l'épreuve du, selon ses termes, "gueuloir".
Anthony Astaix
Correspondance de Gustave Flaubert
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